De l’importance des librairies indépendantes (1/2)

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours adoré flâner en librairies. Ces commerces représentaient (et représentent d’ailleurs toujours) des refuges où il fait bon vivre, où les heures défilent sans que l’on s’en rende vraiment compte. J’adore l’odeur du papier neuf qui nous enivre dès que l’on passe la porte. J’adore lire les posts-it des librairies accrochés aux couvertures de leurs derniers coups de cœur, j’adore farfouiller dans les rayons à la recherche d’une nouvelle pépite, et prendre le temps d’écouter les nombreux conseils. Les librairies, comme l’édition et la culture plus globalement ont perdu beaucoup de plumes avec le confinement des derniers mois. Et alors que nous célébrions la journée des libraires indépendants samedi dernier, le 13 juin, j’ai eu envie de vous présenter mes librairies bruxelloises coups de cœur, mais aussi, de profiter de cette opportunité pour leur poser quelques questions sur leurs dernières lectures.

TULITU

Tulitu
Rue de Flandre 55 – 1000 Bruxelles
Du mardi au samedi de 12h à 19h

Depuis son ouverture, Tulitu fait partie des librairies que j’affectionne beaucoup. D’abord parce que suite à mon stage dans une maison d’édition à Québec, passer la porte de cette librairie me renvoie toujours à cette belle période de ma vie. Et ensuite, parce c’est typiquement le genre de petits lieux où l’on se sent bien. Bien accueillis, bien écoutés, bien conseillés. En plus d’offrir un joli cadre cosy, Dominique Janelle et Ariane Herman, les co-fondatrices, organisent régulièrement de très chouettes rencontres avec différents auteur.trice.s. J’ai des souvenirs de soirées extrêmement enrichissantes passées là-bas. Si vous êtes de passage dans le centre-ville, prenez le temps de vous attarder un peu dans ce lieu, et d’écouter les judicieux conseils de ces libraires, vous ne serez pas déçus.

Est-ce que vous pouvez m’expliquer en quelques mots, la philosophie, l’histoire et les valeurs que vous souhaitez défendre avec Tulitu ?

(Ariane Herman) La librairie a été fondée il y a cinq ans. Nous l’avons créée à deux, Dominique Janelle et moi. Au départ, l’ambition première était de défendre le livre québécois. Il se fait que Dominique était (et est toujours d’ailleurs) libraire québécoise et moi de mon côté, je connaissais très bien le livre québécois parce que mon frère est éditeur au Québec et ma belle-sœur libraire au Québec également. Du coup, la littérature québécoise n’avait plus de secret pour moi par rapport au Belge lambda. Et puis, d’un autre côté, on souhaitait développer la branche LGBT et féministe parce que la librairie Darakan (qui se trouvait rue du Midi) a fermé au moment où nous ouvrions Tulitu, et je trouvais qu’il fallait reprendre le flambeau. Ne plus avoir de librairie sur ce thème-là était inconcevable pour une capitale européenne. Actuellement, on peut vraiment dire qu’on est une librairie qui défend les livres québécois, féministes et LGBT car ce sont principalement ces titres-là qu’on trouve chez nous. Après évidemment, on mélange ces thématiques à ce que l’on aime. Des personnes m’ont déjà dit « tiens, je ne savais pas que Marguerite Duras était Québécoise ! » : on ne se limite pas seulement aux livres québécois ! Au fil des ans, nos sélections deviennent de plus en plus orientées en fonction de nos coups de cœur.

Comment s’est déroulé la réouverture post-confinement de votre côté ?

Manifestement, le public est revenu dans les librairies, ça leur manquait. Les gens sont super contents de revenir ici. En revanche, le mode opératoire a changé. Et j’ai entendu dire que c’était la même chose dans d’autres librairies. Comme les trajets en transports en commun sont plus contraignants, notamment avec le port du masques, etc, les gens ont moins tendance à se déplacer pour rien. Beaucoup de gens nous téléphonent ou envoient des courriels pour savoir si le titre est de stock ou pour le commander, et ne se déplacent que si le titre est là. Ils viennent moins pour flâner, et quand ils le font, ils s’en excusent presque. Pourtant, je ne demande pas mieux. C’est un peu notre frustration du moment : les gens rentrent et sortent et ne souhaitent pas s’attarder. Quand des gens restent pendant plus d’une demi-heure, j’adore !

Pourquoi est-ce important de soutenir les librairies indépendantes ?

C’est important parce que ce sont des librairies qui permettent de défendre la biodiversité. Chaque librairie met en avant sa propre sélection, ses propres choix, ses propres coups de cœur et une librairie indépendante n’est pas l’autre. En parcourant les différentes librairies indépendantes, vous obtiendrez un état du monde du livre, contrairement aux grandes chaînes qui ne défendent que les best-sellers. Il y a une uniformité d’offres dans les grandes chaînes, alors que dans les librairies indépendantes, chacun a sa niche, ses préférences. Si vous avez envie de sortir des sentiers battus, c’est en cela que la librairie indépendante a toute son importance.

Plus le temps passe et plus le corpus féministe s’agrandit. C’est évidemment une excellente chose, mais du coup, le néophyte total qui souhaite s’ouvrir à cette thématique peut se sentir un peu démuni, sans savoir par où commencer. Quel ouvrage recommanderiez-vous en premier lieu ?

La première claque à prendre, même si ça peut paraître bateau, c’est de lire « King Kong Théorie » de Virginie Despentes. Une fois qu’on a reçu cette claque, on se rend compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas. C’est impossible suite à cette lecture de se dire « encore un truc de gonzesses qui exagèrent ! ». C’est un ouvrage à la fois trash et violent, et qui donne profondément envie de creuser la question. Ensuite, je dirais qu’il faut lire les trois volumes de Mona Chollet (« Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine » ; « Chez soi, une odyssée de l’espace domestique » ; « Sorcières : la puissance invaincue des femmes ») qui donnent un super panorama de façon relativement accessible. Et enfin, si on souhaite encore creuser la question davantage, le reste de la bibliographie de Mona Chollet est tellement abondante qu’on est parti pour des années de lecture !

Si vous deviez me citer un dernier coup de cœur parmi les ouvrages québécois, ce serait quoi ?

Oh, j’en ai plein, mais je dirais « Shuni » de Naomi Fontaine, une autrice amérindienne, Innue. Il s’agit de son troisième livre. Dans cet ouvrage, elle écrit des lettres à son amie Julie, qui est blanche, et qui a décidé d’aller travailler dans le social auprès des communautés amérindiennes. Dans ces lettres, elle lui explique ce qu’elle va vivre, ce qu’elle ne va pas vivre, ce que l’on va penser d’elle, ce qu’elle va penser d’eux, des incompréhensions qui vont peut-être en découler. « Shuni », c’est Julie en Innu, parce qu’ils n’ont pas de J ni de L. L’autrice entame le livre en disant « sache déjà que tu ne t’appelleras pas ‘Julie’, ils t’appelleront tous ‘Shuni’ ». C’est très très beau, très poétique et en même temps, ça traite de la condition des femmes amérindiennes actuelles. C’est contemporain. C’est génial.

LE RAT CONTEUR

Le Rat conteur
Rue Saint-Lambert 116 – 1200 Woluwé-Saint-Lambert
Du lundi au samedi de 10h à 19h

Située au cœur de Woluwé-Saint-Lambert, cette librairie constitue l’une des premières spécialisées en jeunesse de Bruxelles.

Impossible de ne pas inclure cette librairie dans ma sélection coup de cœur. J’y ai fait mes premières armes en tant que stagiaire et j’ai adoré cette expérience. La dream team du Rat Conteur vous conseille en littérature jeunesse comme personne. Elles sont particulièrement à l’écoute des demandes du client, et parviennent à tout moment à dégainer la pépite, le livre rare dont vous ignoriez l’existence et qui abordera exactement le thème que vous souhaitiez et de la façon la plus adéquate. En plus de prodiguer de judicieux conseils, cette petite équipe s’est donnée pour mission d’intéresser les enfants et les adolescents à la lecture, c’est pourquoi elles organisent des clubs de lecture pour adolescents toutes les deux semaines et des séances de lectures destinées aux enfants âgés de 3 à 8 ans chaque samedi. Aujourd’hui, c’est Aline Pornel et Céline Danhaive qui se sont prêtées au jeu de mes questions.

Quelle est la philosophie de la librairie ? Quelles sont les valeurs que vous voulez transmettre ?

(Céline) C’est un lieu qu’on veut avant tout accueillant pour tout le monde, où l’on fait de notre mieux pour privilégier un conseil personnalisé. On essaye vraiment d’être à l’écoute de ce que les clients souhaitent pour leur proposer des choses qui sont en adéquation avec leurs demandes. On essaye de faire en sorte que les gens aient envie de venir en librairie, qu’ils aient envie de solliciter ce conseil, plutôt que de commander sur internet ou dans de grandes enseignes. Le conseil, c’est vraiment la philosophie de notre patron. Il souhaite que l’on ne soit pas simplement des vendeurs de livres, mais que notre utilité première soit le conseil. Il arrive fréquemment que des clients demandent conseil à une personne bien spécifique de l’équipe car ils sont habitués à leur goûts et ont confiance en leur jugement. Il y a un vrai lien qui se tisse. Notre clientèle est avant tout une clientèle familiale, de quartier. Il arrive aussi que des clients qui venaient il y a des années avec leurs enfants, viennent désormais avec leurs petits-enfants. Moi-même, j’étais cliente ici quand j’étais petite, et j’y travaille maintenant. 

Pourquoi est-ce important de soutenir les librairies indépendantes ?

(Céline) Pour les mêmes raisons que celles exposées juste avant. Pour avoir vraiment cette écoute et ce conseil. Et surtout pour ne pas appauvrir la littérature. Les livres achetés sur internet ou dans les grandes enseignes sont ceux qui se vendent facilement, les best-sellers. Si les librairies indépendantes venaient à disparaître, il y aurait tout un pan de l’édition, des ouvrages très pointus (voire des maisons d’édition entières) qui seraient amenés à disparaître par la même occasion. Ces ouvrages ne se vendent pas spontanément, mais grâce aux conseils des libraires. Et s’ils disparaissent, on va tous lire du Marc Levy ! Et puis bien sûr, parce que les librairies indépendantes sont des petits commerces, et qu’on aime consommer local !

Quel est ton dernier album coup de cœur ?

(Céline) Il s’agit d’une nouveauté aux éditions de L’école des Loisirs. Le livre s’intitule « Petit rocher », de Yuichi Kasano. C’est un auteur qui écrit surtout pour les petits, à partir de deux ans et demi, trois ans. Il écrit souvent sur des sujets un peu passe-partout, qui fonctionnent pour un grand public, mais certains de ses albums sont aussi axés sur des petits moments, des petites tranches de vie. C’est toujours assez savoureux. Dans ce cas-ci, il nous parle de la vie, de la journée d’un petit rocher qui se trouve dans une rivière. Il va nous expliquer la nature, les animaux, la vie dans la forêt, autour de ce que ce petit rocher va voir et ressentir. Des personnes vont venir s’asseoir sur lui (un pêcheur, un petit héron, etc). En partant d’un événement anodin, l’auteur parvient à rendre le récit tout à fait magique, en utilisant pourtant très peu de mots et en rendant l’histoire accessible aux tout-petits. C’est magnifique, j’adore !

(Aline) Mon coup de cœur à moi c’est un album en trois tomes, la famille Vieillepierre : « Arthur et la corde d’or » ; « Lucie et l’énigme du Sphinx » et « Le voyage de Kaï ». Ce sont trois histoires indépendantes, qui racontent chacune l’histoire d’un des personnages de la famille Vieillepierre. C’est à partir de cinq ans et ce sont des aventures totalement rocambolesques, pleines de rebondissements avec un dessin très clair et en même temps totalement cinématographique. Le texte est beau et intelligent. C’est très chouette. Il y a plein de choses à apprendre, à regarder, et ça s’adapte tout à fait à un public un peu plus âgé, jusqu’à 7 ou 8 ans. 

Quel est ton dernier coup de cœur en roman jeunesse ?

(Aline) Je dirais « Romy et Julius » de Marine Carteron et Coline Pierré. Marine Carteron, depuis qu’elle a écrit « Les autodafeurs », c’est ma chouchoute intersidérale et elle est bien suivie par les ados. Et Coline Pierré a notamment écrit « Ma fugue chez moi » que j’avais aussi beaucoup aimé. Pour cet ouvrage, elles ont uni leurs forces. L’histoire se base sur un thème bien connu : au sein d’un village, il y a une fracture nette entre les gens du cru et ceux de la ville. Il y a deux lycées, un public et un privé, qui ne se mélangent absolument pas. Pourtant, cette année, la traditionnelle pièce de théâtre de la troupe va mêler ces ados qui n’étaient pas destinés à se fréquenter. Parmi eux, il y a Romy et Julius, qui en plus de ne pas fréquenter le même lycée, ont des principes de vie diamétralement opposés. Romy est la fille du boucher et Julius est végétarien. Il y a des clins d’œil à Roméo et Juliette tout au long du livre, mais c’est surtout un roman hyper intelligent, drôle et qui évoque à la fois le combat végétarien/vegan (en abordant les dérives éventuelles qui peuvent subvenir mais aussi le bien fondé de ce mouvement) et en même temps de l’amour des éleveurs pour leurs bêtes et du droit à pouvoir manger de la viande de bonne qualité dans de bonnes conditions. Le fait d’aborder les deux points de vue est vraiment intéressant. Et puis évidemment, à côté de cette thématique, on retrouve des sujets typiques de l’adolescence (le premier amour, les parents, les amis, les préjugés…). C’est très facile et très agréable à lire. En plus, ces deux autrices ont des plumes sautillantes, c’est très drôle à certains moments.

J’espère de tout cœur que ce format d’articles un peu différents sera parvenu à attiser votre curiosité, et qu’à la suite de cette lecture, vous aussi, vous aurez envie de retourner au plus vite vers nos fidèles libraires ! Ils ont autant besoin de nous, que nous avons besoin d’eux ! Si cet article vous a plu, la suite des interviews arrive dès la semaine prochaine. Restez à l’affut ! Et si vous souhaitez, vous aussi, mettre un coup de projecteurs sur vos librairies fétiches, l’espace commentaire n’attend que vous.

Librairement vôtre,

Charlie