De l’importance des librairies indépendantes (2/2)

Il y a quelques semaines, à l’occasion de la journée des librairies indépendantes, j’ai souhaité mettre un coup de projecteurs sur celles dans lesquelles j’apprécie le plus flâner (en tout cas pour la périphérie bruxelloise). Après avoir interviewé les fantastiques libraires de Tulitu et du Rat Conteur, je continue mon périple avec deux monuments de la capitale : la librairie généraliste Tropismes, établie dans les célèbres galeries de la Reine depuis les années 80, et la librairie Flagey, principalement spécialisée en BD, mais pas seulement, vous verrez !

Tropismes

Librairies Tropismes
11, Galerie des Princes
1000 Bruxelles
Lu – Sa, de 11h à 18h30
Di, 13h30 à 18h30

Impossible de ne pas inclure cette librairie mythique dans ma sélection. Avec son décor flamboyant, et son ambiance feutrée, Tropismes est sans conteste l’un des piliers des librairies bruxelloises. Située dans l’hyper centre de la capitale, elle possède d’excellents rayons axés sur la philosophie et les sciences humaines. Elle demeure un passage obligé pour les visiteurs passionnés de beaux livres. Lors de mon passage, j’ai pu poser quelques questions au responsable du rayon science-fiction, Colin Bouchat.

Est-ce que vous pouvez m’expliquer en quelques mots, l’histoire, les valeurs et la philosophie de la librairie ?

Colin Bouchat : C’est une librairie qui existe depuis 1984, il s’agit donc vraiment d’une librairie historique de Bruxelles. Les valeurs que nous diffusons, c’est la promotion du livre sous toutes ses formes. On essaye de pousser les auteurs belges, mais pas seulement. On met en tout cas en avant les projets qui nous tiennent à cœur et que nous trouvons importants. On a de bons rayons : philosophie, histoire, actualité, sciences humaines, mais aussi bandes dessinées, jeunesse, romans, etc., bref la promotion du livre sous toutes ses formes !

En parlant avec les personnes de mon entourage, je me suis rendu compte que pas mal de gens avaient fait une sorte de petit blocage avec la lecture au début du confinement, notamment à cause du climat un peu anxiogène, du fait d’avoir l’esprit un peu trop accaparé, etc. Est-ce qu’il y aurait une lecture en particulier que vous recommanderiez pour sortir de cet état d’esprit et reprendre le goût de la lecture ?

C’est marrant, moi, je n’ai pas du tout ressenti cela. J’ai bouffé du livre comme jamais. Du coup, je ne saurais pas quoi conseiller. On me pose souvent la question : « Pouvez-vous me conseiller un livre pour un gamin qui n’aime pas la lecture ? » C’est un peu le même problème dans ce cas-ci. Si vous avez un blocage temporaire avec la lecture, faites autre chose, ça reviendra. Il n’y a pas de recette miracle, il n’y a pas de livre miracle. Personnellement, des livres ‘faciles’, je ne sais pas ce que c’est. Même en vacances, j’apprécie les lectures plombantes. Par exemple, en vacances, j’ai lu Les Bienveillantes parce que j’ai le temps de manger 200 pages en un jour, sans me poser de question. Pensez simplement à ce que vous avez envie de lire et de vivre sur le moment. C’est ça en fait la lecture, c’est apprécier de faire des choses au moment où on les fait. Le plaisir de la lecture reviendra.

Si vous deviez me citer votre dernier coup de coeur, ce serait quoi ? Le dernier livre que vous avez lu qui vous a vraiment remué ?

Et bien, justement, pendant le confinement, j’ai rattrapé mon retard sur les lectures que je n’avais pas eu le temps de lire les dernières années, plutôt dans la littérature française et notamment, La Cache de Christophe Boltanski. Le ton m’a énormément plu, l’histoire est complètement dingue ! Et alors, un livre qu’on m’avait conseillé de lire depuis vraiment longtemps, c’est Freedom de Jonathan Franzen. Ça a été une révélation. Effectivement, j’aurais dû le lire depuis longtemps. C’est une histoire d’amour. C’est l’histoire d’un couple vu depuis plusieurs angles différents. Et en même temps, c’est un portrait de l’Amérique dans les années 2008-2009. Les réflexions posées sur le couple (et sur la vie en général) sont très justes.
D’habitude, je m’occupe plutôt du rayon science-fiction, j’ai donc profité du confinement pour rattraper les quelques classiques que je n’avais pas encore lus. Les livres de science-fiction des années cinquante ont ce petit côté désuet, avec des gars qui sortent leur boîte à message de leur poche. Certaines de ces oeuvres sont pleines de misogynie et complètement à côté de la plaque… On se rend bien compte qu’à l’heure actuelle, ces livres ne seraient jamais réédités ! En revanche, un bouquin qui est sorti il y a pas mal de temps et que je continue de conseiller (il se trouve d’ailleurs toujours sur les tables) c’est Le Pouvoir de Naomi Alderman. On l’associe souvent à Margaret Atwood. Dans son livre, Alderman imagine que les femmes développent le pouvoir électrique, c’est-à-dire qu’elles peuvent vous envoyer des décharges électriques. De ce fait, le rapport de force physique entre les hommes et les femmes change complètement. Le roman raconte les dix ans de basculement de la civilisation. C’est génial et c’est assez facile à lire, ça m’a un peu fait penser à une bonne série Netflix. Par ailleurs, les mécanismes d’écriture utilisés sont hyper intéressants et peuvent être mis en parallèle avec La Servante écarlate.

Flagey

Librairie Flagey
Place Eugène Flagey, 29
1050 Ixelles
Ma – Sam, de 10h à 19h
Dim, de 10h à 17h

La librairie Flagey, créée par Frédéric Ronsse dans un ancien magasin de jouets (celui-là même où il achetait les jouets de ses enfants, c’est dire la force d’attachement au simple lieu) a pignon sur rue dans le quartier. Loin de faire du métier de libraire une aristocratie, Frédéric et son équipe vous accueillent en toute simplicité, dans une librairie lumineuse à la sélection singulière. Ici, on s’est spécialisé en BD, et plus particulièrement en romans graphiques, en littérature de genres et en BD/livres pour enfants. La librairie s’intègre ainsi parfaitement dans un quartier à son image, où la mixité sociale est une véritable force, une alchimie toute particulière. Un quartier, si pas avant-gardiste, du moins en phase avec son temps. Flagey répond avec brio aux besoins d’aujourd’hui : des boutiques indépendantes, un marché de qualité, des petits restaurants, des bars et, évidemment, une librairie indépendante.

Comment avez-vous vécu ce confinement en tant que libraire ? Comment s’est passée la réouverture après le confinement ?

Frédéric Ronsse : Pour moi, très très bien. Comme la librairie était fermée, ou du moins ne pouvait recevoir de client, je n’ai fait que de la livraison. Le travail au début était particulièrement ingrat mais il s’agissait avant tout de la survie de la librairie. De ma survie. Il fallait être là pour répondre aux personnes qui tentaient tout de même d’appeler « au cas où » mais aussi continuer de faire vivre les réseaux sociaux, de répondre aux mails, d’effectuer tout ce travail de gestion. Et de fil en aiguille, j’ai eu de plus en plus de commandes car les diffuseurs se sont arrêtés et, surtout, Amazon a arrêté les livraisons de livres, ne les jugeant pas comme « produits nécessaires » (ce qui en dit long sur leur considération du livre, soit dit en passant). Pour pallier à ce manque de commandes et de stocks, j’ai endossé mon rôle de libraire : un algorithme humain qui conseille, vraiment, des lectures pour un enfant de 6 ou de 8 ans, pour une vieille maman qui ne lit que de la littérature classique, etc. Comme on n’avait pas précisément ce que les gens cherchaient, mais qu’ils attendaient avant toute chose de la lecture pour passer le temps, on a pu les conseiller et leur permettre de trouver un plan B. Et c’est ça qui a marché. Par ailleurs, la répartition spécifique de la librairie (60% BD et romans graphiques, 25% littérature, 15% littérature pour enfants) a aidé à satisfaire les besoins de toute la famille.
J’ai également trouvé quelques collaborations dans le quartier qui se sont révélées infiniment plus porteuses que ce que j’aurais imaginé. C’est le cas notamment de la fromagerie « Le comptoir de Samson » qui est évidemment restée ouverte et où j’ai pu proposer des paniers lectures thématiques. Et je me suis rendu compte que faire ces colis à 30 ou 50€ avec des lectures pour des âges ou des genres définis, ça a surpris les clients. Mieux : ils sont revenus en me demandant d’autres conseils, heureux de leurs découvertes. Évidemment, malgré toute cette dynamique et ces efforts, je ne faisais pas mon chiffre habituel. Mais ça m’a permis de rester à flot. Et la récompense de ce travail est aussi belle qu’inattendue : quand j’ai rouvert la librairie, non seulement les gens étaient là mais je pense que j’ai gagné des clients. Des personnes du quartier le plus souvent, qui se sont rendu compte de la nécessité du libraire indépendant, de sa force et de sa singularité dans le conseil de lecture. Assez curieusement, le confinement a été l’occasion de prouver deux choses essentielles : l’utilité de la librairie de quartier et du conseil du libraire.

Comme vous l’avez dit, vous vendez à la fois des BD, des romans et de la littérature jeunesse. Comment faites-vous pour sélectionner les nouveautés et former un tout cohérent ?

Avant toute chose, j’ai un bras droit, Nikita, qui est astonishing. Elle a une culture littéraire particulièrement impressionnante, notamment en littérature anglosaxone, et ça m’a justement permis d’ouvrir la librairie, initialement spécialisée en BD, à la littérature. Je voulais vraiment mettre en place un rayon de genres, avec de la SF, du fantastique, de l’anticipation, bref tous ces genres qu’on a parfois tendance à regarder de haut dans les librairies strictement littéraires. Elle m’a donc permis de concrétiser cette envie en sélectionnant les titres avec justesse, en me tirant véritablement vers le haut, tout en apportant une touche féminine non-négligeable quand on sait que la majorité des lecteurs sont des lectrices.
Pour ce qui est de la cohérence, je voulais avant toute chose faire lire de temps en temps un bon roman à des lecteurs de bande dessinée et inversement. Je ne sais pas s’il y a une cohérence fondamentale de contenu mais, par contre, l’idée est clairement de décloisonner les genres tout en gardant à l’esprit l’essentiel : le plaisir de la lecture. J’avais envie de permettre aux lecteurs d’oser des lectures qu’ils ne se permettaient pas et ça, c’est véritablement ma cohérence.

Du côté des lectures, quel est ton dernier coup de cœur (qu’il soit paru il y a trois mois ou il y a un an) en BD jeunesse ?

Le rayon jeunesse est vraiment un rayon clé de la librairie donc les coups de cœur sont nombreux. Mais s’il y a bien quelque chose que j’affectionne, c’est la vulgarisation en BD. Ce talent, cette facilité qu’ont certains auteurs de rendre intelligible des sujets soit très compliqués, soit très peu connus du grand public. C’est le cas d’Irena de Jean-David Morvan, Sévérine Tréfouël et David Evrard (Glénat). C’est une BD pour les enfants à partir de 8 ans qui raconte l’histoire d’une femme, véritable héroïne de la Seconde Guerre Mondiale, qui a sauvé des centaines d’enfants du ghetto de Varsovie. Les parents ont souvent peur de ce genre de sujet dans des BD pour enfants et pourtant : il y a moyen, avec énormément de finesse, de raconter des atrocités tout en le faisant comprendre à des enfants.
Tomi Ungerer, par exemple, a fait ça en son temps. Il y a quarante ans, il racontait déjà des histoires qui n’étaient pas ce qu’on attendait pour les enfants. Ce n’étaient pas des histoires gentilles mais bien des histoires qui faisaient peur, qui suscitaient des sentiments divers, des questionnements chez les enfants. Et c’était pour des enfants encore plus jeunes. Pourtant, c’est selon moi le plus grand auteur jeunesse francophone de sa génération. Il m’a énormément marqué quand j’étais enfant et quand je présente, maintenant, certains de ses bouquins, il arrive encore qu’on me demande si c’est bien adapté pour des enfants. Et dans Irena, on retrouve ce traitement d’un sujet qu’on ne pensait pas mettre dans les mains des plus jeunes. Et pourtant !
Il y a une autre BD, pour des enfants un rien plus âgés, que j’ai trouvé incroyable : Le fils de l’ursari de Cyrille Pomes et Xavier-Laurent Petit (Rue de Sèvres). Elle parle des migrants, et plus spécifiquement des roms, sans éviter aucun sujet qui fâche, que ce soit le vol, la mendicité, l’exploitation par leur propre communauté. Pour faciliter l’identification par les plus jeunes et comprendre le sujet de l’intérieur, on suit un jeune garçon, cadet de la famille, qui est d’une intelligence très supérieure à la moyenne, qui finit par tirer son épingle du jeu en attirant l’attention des joueurs d’échec des Jardins du Luxembourg.

Et en nouvelle série, aurais-tu une recommandation ?

La BD de Fabien Nury et Mathieu Bonhomme sur Charlotte Impératrice (Dargaud). Ils ont commencé à travailler sur le sujet il y a trois ou quatre ans et, quand on voit ce qui se passe maintenant sur le passé colonial belge, et les héritages de Léopold II, c’est assez cocasse. Ce sont deux auteurs français qui nous racontent l’histoire de la fille de Léopold II, Charlotte de Belgique, et, malgré tout, ça traite de la condition des femmes, de l’Europe de cette époque-là, des colonies, etc. C’est assez ébouriffant car Mathieu Bonhomme est un dessinateur spectaculaire, capable d’un classicisme digne des plus grands de la BD franco-belge mais, en même temps, c’est une narration qui est complètement d’aujourd’hui. Il y a donc un vrai travail de collaboration entre lui et Nury, qui est un des plus grands scénaristes de son époque. On est donc sur de la BD de très haut vol, tant sur le fond que sur la forme.

Dernière question, et ce sera peut-être la plus compliquée en termes de choix : ton dernier coup de cœur en roman graphique ?

C’est sûr qu’il y en a beaucoup car je suis vraiment amateur de roman graphique. C’est un peu ce point de convergence entre la littérature et la BD. J’aime ces BD où on reste dans la lecture pendant des heures, où il n’y a pas un tome 28 qui parait 10 ans après le tome 1. Je dirais que c’est vraiment la spécialisation de la librairie justement. Et au sein même du roman graphique, il y a moyen d’exploiter des sujets différents mais aussi un langage plus littéraire car, comme la pagination est plus importante, on peut se permettre des temps morts, un changement de rythme dans la dynamique de l’histoire là où la BD impose aux auteurs une concision voire même une composition qui va crescendo, avec un rythme très soutenu.
On remarque, depuis une petite vingtaine d’années déjà maintenant, le développement de tout ce qui est « non fiction ». Et notamment la BD de reportage. Là où la presse s’essouffle parfois ou, du moins, ne peut plus traiter les sujets en profondeur, le roman graphique va permettre aux auteurs de réaliser des reportages au long cours. Depuis Palestine de Joe Sacco (Rackham) ou Le photographe d’Emmanuel Guibert (Aire Libre), on a vu apparaitre un grand nombre de BD de ce type et c’est devenu un genre établi, notamment primé annuellement par Le Soir.
Payer la terre de Joe Sacco justement, sur les premières nations d’Amérique du nord, est l’un de mes favoris. Il tente, en un seul bouquin, de montrer la difficulté du problème du patrimoine, de l’exploitation des ressources, de l’évolution des peuples, etc. L’auteur y pose des questions qui peuvent paraître plates et qui, en fait, demeure la question qui va appuyer là où ça fait mal. Il s’accompagne de spécialistes, il recherche et recoupe énormément d’informations et, surtout, il va sur place pour saisir l’essentiel.
Dans un tout autre genre, mais qui s’apparente également à la non-fiction car il s’agit d’auto-biographie, on a Pucelle de Florence Dupré La Tour (Dargaud). Quand j’ai lu ça, j’ai eu l’impression de retrouver cette puissance, cette ironie, cette causticité et cet humour de Claire Brétécher. Une autrice que j’avais découverte car ma maman était très féministe et qui m’avait vraiment marqué en tant que petit garçon. Florence Dupré La Tour y raconte ses origines sociales mais surtout son parcours d’enfant dans le (non) apprentissage de la sexualité, dans une famille où « la chose sexuelle » était un tabou sans nom. Avec cette BD, j’ai ri de quelque chose qui n’est fondamentalement pas drôle. Et ça, c’est déjà un tour de force.
Ce serait évidemment injuste de n’en mettre que deux car j’en ai tant à conseiller… mais bon, pour connaitre les autres, il faudra venir à la librairie ! 

Après ces nombreuses recommandations, je ne peux que croire que votre pile à lire menace de s’effondrer sous ce poids vertigineux (c’est en tout cas mon cas). Je serais très curieuse d’avoir vos retours si vous vous lancez dans la lecture de certains des ouvrages cités ci-dessus 😉 Et n’oubliez pas de toujours privilégier vos libraires indépendants plutôt que les grandes chaînes ou le monstre tentaculaire qu’est Amazon ! On compte sur vous !

Librairement vôtre,

Charlie