Sous la plume de Myriam Leroy

D’Ariane aux Yeux rouges en passant par ADN, son œuvre, sa verve et sa force poétique, tant sur papier que sur les planches, nous passionnent depuis longtemps. Si bien que nous ne pouvions passer à côté du nouvel ouvrage de Myriam Leroy, Le Mystère de la femme sans tête.
L’autrice, journaliste et dramaturge belge nous transporte en 1942 dans une Bruxelles occupée dont le quotidien fait sonner et résonner, par de nombreux aspects, les cloches de 2022. Elle y met à l’honneur Marina Chafroff, une femme effacée, comme tant d’autres, par l’histoire belge. Une femme qu’on qualifierait par facilité de mère dévouée et d’épouse discrète mais qui s’avère être une véritable force de la nature dont la détermination contre l’occupant nazi mènera à la tentative de meurtre d’un officier allemand.

Elle sera décapitée à la hache sur ordre d’Hitler après s’être rendue pour sauver la vie de soixante otages innocents. Un acte de bravoure et de résistance exceptionnel. Un funeste destin dont nous ignorons tout. Or, comment expliquer notre méconnaissance flagrante de son histoire ? Et justement, quelle est cette histoire ?

C’est ce que Myriam Leroy va tenter de découvrir dans une enquête funambule, sur le fil du roman historique et de la biographie romancée. Un ouvrage particulièrement fort où la plume virtuose de l’autrice, teintée d’une colère sourde, nous confronte au terrible effacement de nombreuses héroïnes de guerre… Absolument percutant !

Afin de prolonger et d’approfondir notre lecture, nous avons eu le plaisir de rencontrer Myriam Leroy pour lui poser quelques questions… Entretien avec une autrice belge d’exception.

Dans ce livre hybride, on ressent une force indéniable. C’est un témoignage poignant, voire à vif, que tu nous livres. Et pourtant, de nombreuses parties sont romancées, si bien qu’il est presque impossible de lui attribuer un genre. Comment décrirais-tu ton ouvrage ?

C’est une bonne question. Je dirais une biographie romancée, qui contient aussi un point de vue méta, c’est en quelque sorte le livre qui est en train de s’écrire. Ce n’est sûrement pas très clair ce que je dis pour celui qui ne l’aura pas lu, mais c’est à peu près ça. C’est à la fois un roman biographique et autobiographique qui dévoile les coulisses de l’exécution de Marina Chafroff.

Tes deux premiers romans, qui prenaient comme point de départ des témoignages ou des expériences personnelles, sont fort différents de celui-ci qui se présente de prime abord comme un roman historique (même si, au fil de la lecture, on voit que ce n’est pas tout à fait le cas). Comment passe-t-on d’Ariane et des Yeux Rouges au Mystère de la femme sans tête ? Y a-t-il eu à un moment une envie ou un besoin de t’éloigner de l’autofiction ?

Au départ, j’avais envie d’un sujet de roman mais je ne cherchais pas un genre en particulier. Je pensais que j’allais encore partir d’un événement personnel pour extrapoler à partir de ça. Et quand je suis tombée sur cette tombe au cimetière d’Ixelles, cela faisait un bout de temps que je cherchais un sujet. Je m’étais d’ailleurs d’abord lancée dans un autre projet que j’avais mis sur pause (et que je vais peut-être reprendre d’ailleurs). C’était l’histoire d’une femme autiste qui tombe enceinte et qui ne sait pas quoi faire de ce corps étranger qui s’arrime à son utérus et à sa vie. Quand j’ai découvert la tombe de Marina Chafroff, j’avais perdu mon souffle au milieu de la rédaction de l’autre livre. Au départ, c’était simplement un événement insolite dans ma journée. Et puis, je m’y suis intéressée de plus en plus au point d’envisager une enquête journalistique, quelque chose d’assez classique avec éventuellement un peu d’humour ou d’envolée lyrique, un peu à la Philippe Jaenada, même si je suis incapable d’écrire des livres aussi longs et fouillés que lui. J’ai donc commencé à rédiger dessus, je l’ai montré à mon éditrice chez Seuil et à quelques copains qui m’ont tous dit la même chose : l’histoire de Marina est tellement intéressante qu’en faire une simple enquête c’était un peu peu. Ça manquait de littérature, ça manquait de romanesque alors que l’histoire était justement très romanesque. Mais de mon côté, je n’osais pas me lancer dans quelque chose de plus personnel et assumé parce que je ne voulais pas trahir l’histoire et que je ne suis pas historienne. L’enquête tenait uniquement parce que je montrais que je n’étais pas une enquêtrice. Je montrais tous les écueils sur lesquels je m’échouais. C’était vraiment hyper méta comme projet. Et puis à force de me documenter, d’étudier l’histoire de Marina, de lire des journaux de l’époque, des livres de l’époque, de fouiller dans les archives, à un moment donné, moi qui me sentais illégitime à raconter cette histoire, je me suis dit « et si j’essayais en fait ? ». J’ai la tête immergée dedans depuis des mois, je connais tout de cette période, peut-être que je commence à avoir une expertise et que je peux me lancer dans un récit historique. C’est pour ça que le projet a pris énormément de temps. Il s’est écoulé trois ans depuis le roman précédent, c’est le temps qu’il m’a fallu pour me trouver légitime à l’écrire.

Mais dans ce cas, pourquoi avoir fait le choix de romancer partiellement son histoire ? Est-ce une façon de te protéger parce que tu n’es pas historienne ?

Oui, il y a sans doute de ça, mais c’est aussi et surtout parce que je trouve ça beaucoup plus honnête. Je suis toujours un peu mal à l’aise avec les biographies romancées et décontextualisées. Le genre d’histoires où l’on peut lire des choses comme « elle se retourne et elle ferme la fenêtre en prenant sa tasse de café fumant ». Quand je lis ça, je me dis en effet que les images sont belles mais je ne parviens pas à déceler le vrai du faux, à savoir ce que je dois croire. Je n’ai pas confiance. Ici, j’explique d’où je parle. C’est ce que j’ai toujours pratiqué avec le journalisme. Je me suis toujours présentée. Je me signale pour que les gens sachent d’où je parle. Je trouve que c’est beaucoup plus honnête comme démarche et que ça donne des indices sur la véracité et la vraisemblance du récit. On dit toujours que le journaliste doit s’évacuer de ce qu’il décrit, que ça doit être un être sans affect, objectif. Je pense sincèrement que c’est de la vaste blague. Je pense justement qu’il faut se rapatrier dans son sujet et décrire son poste d’affût sur le réel. C’est la manière la plus orthodoxe de travailler.

Au fil du livre, tu mets en exergue ta proximité fortuite avec Marina Chafroff et cette toile qui se tisse progressivement entre vos lieux de vie respectifs. Mais Marina partage également avec nous tous des situations de vie très similaires, au vu des deux dernières années : la fermeture des cafés et des lieux culturels en guise de punition, la difficulté de se projeter et de mener à bien des projets à cause du contexte géopolitique, le stockage de conserves… Est-ce un moyen pour toi d’immerger la lectrice pour mieux la questionner quant aux actes qu’elle aurait pu poser en pareilles circonstances ?

Non, je n’ai pas vraiment pensé les choses comme ça. Disons que je n’ai sélectionné de l’histoire que les choses qui avaient un écho avec aujourd’hui. En effet, il y avait des similitudes avec les confinements qu’on vivait et le quotidien pendant l’Occupation. Médiatiquement, il y avait aussi des échos, notamment la prolifération des fake news qu’on appelait à l’époque « fausses nouvelles ». En fait, toutes ces choses que l’on considère comme inédites et contemporaines aujourd’hui se sont déjà produites. Il y a des gens avant nous qui les ont déjà vécues. Et cela permettait dans mon histoire une identification un peu plus forte avec les personnages que si c’était purement muséal et que je dépeignais des situations qui n’avaient rien à voir avec aujourd’hui. Donc j’ai délibérément mis de côté tout ce qui n’avait rien à voir avec aujourd’hui.

C’est d’autant plus fort quand on connaît Bruxelles. Nous y avons toutes les deux vécu et ça a vraiment renforcé l’identification car les quartiers évoqués, on les connaît très bien.

Tout à fait, et en même temps, ne pas connaître la ville n’est pas handicapant pour lire le livre : ça n’a pas dérangé les Français pour qui les références n’évoquent peut-être pas grand-chose. Mais c’est vrai que j’ai vraiment voulu ancrer l’histoire dans Bruxelles. Le contraste est très frappant par exemple entre la Chaussée d’Ixelles et la Porte de Namur de l’époque par rapport à aujourd’hui, où elles représentent des artères commerçantes incontournables de bas et milieu de gamme. Et du côté du Châtelain, par exemple, j’ai découvert que c’était un quartier dédié à l’automobile avec de nombreux garages, je l’ignorais totalement et je trouve ça passionnant ! Ne fût-ce que savoir qu’il y avait une usine de lacets à Anderlecht, je trouve ça tellement dingue !

Dans ton livre (pp. 119-120), on peut lire que le régime communiste était plus enclin à considérer la femme comme un être pensant (à qui on autorisait d’ailleurs le droit de vote !) et capable de s’opposer au régime Nazi, qu’à des excroissances de peaux de leurs maris – comme c’était le cas chez nous. Penses-tu que le régime communiste était plus avancé en terme de féminisme ou qu’il s’agissait simplement de bas calculs politiques ?

Un peu des deux sûrement. Les femmes en Russie pouvaient voter dès 1917. Et la Révolution de 1917 était à la base une révolution féministe. Si on descend dans la rue tous les 8 mars, énervées en scandant des slogans et des chansons d’Angèle, c’est grâce à ces femmes qui ont manifesté le 8 mars 1917. Je l’ignorais complètement avant d’effectuer mes recherches.

Pour connaître quelques femmes originaires d’ex-République Soviétique, elles disent toutes qu’il y a chez elles quelque chose d’un féminisme de combat qui ne s’excuse pas d’exister et qui ne tente pas de composer avec la sensibilité de l’égo masculin. Elles sont souvent très étonnées de nous voir louvoyer, elles sont très étonnées en nous entendant dire « attention pas tous les hommes ». Il me semble y avoir une tradition de féminisme de combat beaucoup plus ancrée dans les anciens régimes communistes.

Tu tentes d’esquisser le portrait de Marina Chafroff mais tu en profites également pour mettre à l’honneur d’autres grandes dames de l’histoire, comme Emma-Claire Backhaus. Comment as-tu fait la “rencontre” de cette dernière ?

Je cherchais des informations sur Marina dans la presse de l’époque et il n’y avait pratiquement rien. En tout et pour tout, deux articles post mortem devaient mentionner le rapatriement de la dépouille de Marina. Dans le formulaire que la mère de Marina remplit pour que l’on rapatrie le cadavre, il y a, comme preuve de la mort de sa fille, les lettres qu’elle échange avec un ou une certaine C. Backhaus de la Croix-Rouge. Et j’ai retrouvé dans les maigres articles qui parlaient du rapatriement du corps de Marina une autre mention de ce Backhaus dont j’ignorais totalement l’identité. J’ai beaucoup cherché, son prénom ne figurait nulle part, je l’ai finalement trouvé sur le faire-part du décès de son mari. Je suis ensuite tombée sur quelques photos et articles qui la dépeignent comme étant la petite maman de tous ces cadavres qu’elle allait déterrer à mains nues. C’était tout à fait étonnant parce que cela contrastait beaucoup avec son image de dame bien comme il faut, blonde, un peu bourgeoise. Une femme qui répondait aux canons de la féminité de la femme d’intérieur de l’époque, avec un petit chignon qui lui donnait un petit air d’hôtesse de l’air. Et pourtant, les articles la décrivent enfilant ses bottes, descendre dans les fosses et ouvrir des bouches où la chair avait à moitié fondu pour compter les dents, voir s’il y en avait en or, pour extraire les bagues qui se trouvaient sur les restes de doigts, voir s’il y avait des cicatrices ou des tatouages et tout cela plusieurs années après leur mise en terre. Le contraste entre l’image qu’on lui donne, telle une petite fée, réduite à son genre et son quotidien totalement gore est complètement fou ! Ce qu’elle faisait, ce n’était même pas de la médecine légale, c’était fouiller dans de la pourriture humaine. Ça m’a hanté et je voulais absolument en savoir plus sur elle. Malheureusement, je n’ai pas pu en apprendre beaucoup, mais j’en ai tout de même fait un épisode de podcast. 

Une fois de plus, nous n’avons pas fait notre devoir de mémoire, nous n’avons pas pris soin de ce qu’elle avait fait. Il existe quelques lettres que j’ai trouvées qui expliquaient sa mission mais sur elle, hélas, pas grand-chose. Peut-être que je suis la dernière personne à parler d’Emma-Claire Backhaus pour toujours… C’est assez vertigineux de se dire qu’il ne reste rien. Elle a aidé à rapatrier des centaines de corps, elle a aidé des centaines de familles à faire leur deuil, et elle a sombré dans l’oubli le plus total.

Ça rejoint tout à fait notre dernière question. En début d’ouvrage, tu blâmes l’enseignement belge qui peine à raconter son histoire et son histoire des femmes. C’est un constat tout aussi dépitant que nous avons réalisé durant nos études de littérature. Selon toi, l’égalité des genres est-elle conditionnée par une révision complète des programmes scolaires ?

Oui, je crois évidemment que le système scolaire doit être réformé complètement. Je viens de lire le pacte pour un enseignement d’excellence parce que certaines de mes copines sont enseignantes ou directrices d’école et il y a en tout et pour tout 8 lignes sur la politique du genre à l’école. Ces 8 lignes stipulent qu’il faut une attention spécifique au public masculin car ils sont plus susceptibles d’être en échec scolaire par rapport à leurs homologues féminins. En échec, en décrochage ou en redirection vers des filières qualifiantes (comme si ces dernières représentaient un déclassement, c’est une drôle de façon de voir les choses). Et puis, un peu plus loin, on peut lire aussi que les professeurs peuvent également « à leur insu » véhiculer certains stéréotypes sexistes. Et c’est tout. Voilà. C’est complètement fou. Ce document fait 400 pages et cela fait je ne sais combien d’années que des centaines d’experts en tout genre se sont penchés dessus et voilà tout ce que l’on a concernant le genre à l’école ! Et il n’y a pas que le genre, bien sûr. A l’école, on ne m’a pratiquement pas parlé de colonisation, si ce n’est pour me montrer une photo du Roi Baudouin en train de descendre un boulevard à Kinshasa. On n’a jamais mentionné la guerre du Vietnam, on a à peine vu la Guerre Froide. Par contre les mérovingiens, on les a vus en long en large. Le programme est mal fait, inintéressant, et incomplet. Il ne permet pas de comprendre le monde dans lequel on vit ni de se construire en tant que citoyen. Il faudrait des cours de sciences-politiques à l’école. L’extrême-droite est partout aujourd’hui, y compris sur les réseaux sociaux et on se sent tous démunis face à cette vague. Bref, en tout cas, c’est certain que ce n’est pas avec le pacte d’excellence actuel que nous aurons une vision claire du monde qui nous a précédé ni de celui dans lequel on vit.

Le Mystère de la Femme sans tête par Myriam Leroy.
Édition du Seuil – 19,50 €

Vous avez apprécié cette première partie d’interview ?
Plongez entre les pages de Myriam Leroy et (re)découvrez-la à travers les livres qui l’ont marquée.
 

Livresquement vôtre,

Coco & Charlie