Entre les pages de Titiou Lecoq

A l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage, Le Couple et l’argent : pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes, nous avons eu le plaisir de poser quelques questions à Titiou Lecoq à propos de cette nouvelle pépite. Fidèles à nos habitudes, nous avons évidemment profité de l’occasion, pour en savoir davantage sur sa bibliothèque et sur les livres qui ont marqué sa vie.

Si vous êtes une habituée de notre Club de lecture ou si vous suivez l’actualité littéraire, cette autrice ne peut vous être inconnue ! Journaliste et blogueuse, féministe, essayiste, romancière, Titiou ne cesse de multiplier les casquettes. Nous avions adoré son désormais célèbre Les Grandes oubliées : pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, il nous tardait donc de nous plonger dans son nouvel ouvrage portant sur la gestion financière au sein des couples hétérosexuels. On a tendance à l’oublier mais les droits économiques ont été des droits aussi importants à obtenir que le droit de vote ou le droit à disposer de son corps. En rédigeant cet ouvrage, c’est à toutes ces femmes que Titiou rend hommage et c’est un grand service qu’elle rend à ses contemporaines ! Un indispensable à mettre entre toutes les mains !

Le Pitch

Des inégalités omniprésentes et croissantes
Enfants, les filles reçoivent moins d’argent de poche que les garçons et ne bénéficient souvent d’aucune éducation financière. En couple, leur salaire est affecté le plus souvent aux dépenses courantes, alors que celui des hommes s’investit dans les biens durables (logement, travaux, voiture). Au supermarché, les mêmes objets sont jusqu’à 15% plus chers quand ils sont destinés aux femmes : on appelle cela la « taxe rose » ! Après chaque grossesse, l’inégalité salariale triple, passant de 7% à 23%. La notion de ménage fiscal leur est souvent défavorable… Résultat : en France, entre 1998 et 2015, l’inégalité de patrimoine entre femmes et hommes est passée de 9% à 16% alors même que si l’on additionne leur travail salarié et leur travail domestique, elles travaillent pourtant beaucoup plus que les hommes… Tout au long de la vie d’une femme, les inégalités financières et économiques s’installent et se creusent inexorablement.

Remonter aux racines du problème pour apporter des solutions
Pour mieux comprendre le rapport des femmes à l’argent, les mécanismes toujours à l’œuvre dans leur appauvrissement et proposer des clés pour les déjouer, Titiou Lecoq remonte l’Histoire qui les a si longtemps exclues des mondes de l’argent et s’appuie sur de nombreuses études économiques contemporaines et des analyses d’experts.
Avec son art de la pédagogie, mêlant l’anecdote personnelle et l’enquête méticuleuse, Titiou Lecoq nous rappelle ainsi que l’argent n’est pas encore neutre mais qu’il doit le devenir pour qu’un euro gagné par une femme devienne l’équivalent d’un euro gagné par un homme. Une éducation financière indispensable pour tous !

Sous la plume

Quel a été le déclic pour l’écriture de cet ouvrage ?

Le déclic, c’est Balzac. Le fait d’avoir écrit un livre sur Balzac et son rapport à l’argent. C’est ça qui est génial quand on rédige une biographie, c’est que ça vient questionner notre propre vie et nos choix personnels. J’ai donc commencé à me questionner : je suis nulle avec l’argent. Mais pourquoi ? Et comment faisait ma propre mère avec l’argent ? Et je me suis rendue compte que dans mon couple, c’est quelque chose dont on n’avait jamais parlé. Et puis, je me suis rendue compte que je ne savais pas non plus comment fonctionnaient mes amis avec l’argent. J’ai commencé à les interroger. Les gens ont parfois des raisonnements complètement différents les uns des autres. En les écoutant, je me suis dit que ça ferait un bon podcast (NDLR : “Rends l’argent” produit par Slate). J’ai donc réalisé le podcast dans un premier temps, avant de me rendre compte qu’il y avait encore énormément de choses à raconter et j’en suis venue à l’idée du livre.

Dans le livre, tu évoques beaucoup le manque d’éducation financière pour les petites filles. Comment palier à ce manquement concrètement ?

Il y aurait plusieurs niveaux possibles. Premièrement, à l’école. Je vois bien pourquoi on n’y parle pas d’argent, parce que c’est politique et que l’école n’est pas le lieu pour faire de la politique. N’empêche qu’à la fin du lycée, je ne savais toujours pas lire une fiche de paie et ce n’est pas normal ! La différence entre le brut et le net, c’est ma mère qui me l’a apprise par exemple. Bref, voilà au niveau collectif, l’école a un vrai rôle à donner là-dessus. Ensuite, au niveau individuel, il y a plein de petites choses à faire. Petit exemple à propos de la taxe rose : quand je me rends au rayon jouets avec mes deux garçons, je leur montre deux jouets identiques à l’exception de leur couleur. Et je leur dit “Vous avez vu ? Ils sont pratiquement pareils et pourtant l’un est plus cher que l’autre !”. Forcément les enfants sont surpris et posent des questions. Et là c’est le moment idéal pour entamer une discussion. C’est bien de passer par des exemples concrets comme ceux-là. Et puis avec l’argent de poche aussi. Je pense qu’on a un peu oublié que l’argent de poche est censé servir de base à l’éducation financière. De mon côté, j’ai opté pour un système avec des tâches ménagères : le fait de réaliser certaines tâches va permettre de débloquer des paliers, des niveaux : si l’enfant réalise telle tâche, il accédera au niveau suivant lui permettant de réaliser telle autre tâche qui lui rapportera de l’argent.

Déjà avec ton précédent ouvrage sur Les Grandes oubliées, on a pu constater que l’Histoire est loin d’être un long fleuve tranquille. Elle est faite d’avancées et de reculs permanents. Dans ton nouveau livre, on lit, à plusieurs reprises, l’idée que le féminin est depuis presque toujours associé au don et à la générosité. Penses-tu qu’il puisse y avoir une évolution de ce côté ? Penses-tu que l’on pourra un jour sortir de ce schéma ? 

Pas sûr, mais je pense qu’il serait intéressant, à l’inverse, de travailler l’idée que le don et la générosité puissent aussi être vus comme quelque chose de viril. Parce qu’au final, se dire que tout n’est pas monétaire, c’est plutôt cool. J’en parle dans le livre, on conseille souvent maintenant aux petites filles de faire les maths et de devenir ingénieur, mais à l’inverse on ne conseille encore que trop rarement aux petits garçons de se lancer dans un métier associé au “care”. J’aimerais qu’on travaille en ce sens et qu’on essaye d’inculquer aux garçons l’idée de don, de soin aux autres, d’attention, etc. Et peut-être alors qu’en passant par là, on pourra faire en sorte que ce soit moins associé au féminin. Et puis après, concernant les avancées et les reculs des droits économiques dans l’Histoire, on a tendance à oublier qu’il y a des femmes qui se sont battues pour qu’on obtienne ces droits. A titre personnel, avant d’écrire le livre, je ne connaissais absolument rien à l’économie, et c’est un peu une insulte pour toutes ces femmes-là. On a cru qu’en obtenant le droit de vote, l’essentiel était acquis alors qu’en fait pas du tout… Comme pour les autres droits des femmes, sous le régime de Napoléon, les femmes ont aussi perdu des droits économiques. Et puis plus tard encore, sous le régime de Vichy, Pétain a licencié les femmes mariées, c’est quelque chose que j’ignorais complètement et que j’ai appris en me documentant sur le sujet. En effet, on n’est pas à l’abri d’un retour en arrière.

Ce qui est frappant aussi à la lecture de ce livre, c’est que même les mesures actuelles qui sont, de prime abord, considérées comme des mesures favorisant l’indépendance financière des femmes, des mesures a priori considérées comme “féministes”, ne le sont en fait absolument pas, car pas en adéquation avec les réalités actuelles. 

Oui ! Et en plus, il y a des pièges : on va dire par exemple que les pensions alimentaires ce n’est pas féministe parce que ça rend les femmes dépendantes de leur ancien compagnon, mais pas du tout en fait ! On oublie que c’est destiné aux enfants et que ce n’est qu’un remboursement partiel des frais. On se sert du féminisme pour culpabiliser les femmes et du peu qu’elles peuvent toucher, c’est aberrant ! 

Il est peut-être encore un peu tôt pour tirer des conclusions, mais on se demandait tout de même si le fait d’avoir écrit cet ouvrage t’a aidé à titre personnel à gérer tes finances ?

Je me suis pacsée lundi ! J’ai commencé à faire la promo en disant aux femmes de se protéger, de faire attention, etc., alors il fallait absolument que de mon côté ce ne soit pas des paroles en l’air et que j’agisse aussi. Maintenant, on a un compte commun, je fais les comptes… Étape suivante maintenant, il faut qu’on fasse nos testaments et qu’on voie un notaire. Quand j’ai commencé à écrire sur le livre, ça faisait dix ans que j’étais avec mon compagnon et je me suis demandé pourquoi nous n’avions jamais parlé d’argent. J’ai découvert que je vivais avec quelqu’un qui avait une peur panique de l’argent, peur que ce soit une source d’engueulades entre nous, et que le divorce de ses parents l’avait traumatisé. Je pense qu’il avait tout fait pour esquiver le sujet jusqu’alors donc oui, ça a vraiment changé des choses. Et le truc le plus cool avec ce livre – chose que je n’avais pas avec les précédents ouvrages – c’est d’avoir des retours de lectrices qui me disent qu’elles ont, elles aussi, changé des choses dans leur quotidien, qu’elles ont eu des discussions avec leur compagnon, etc. J’espère qu’avec ce livre, le sujet de l’argent au sein du couple deviendra concret, réel, que ce ne sera plus tabou, qu’on en discutera aussi entre copines, que ça viendra débloquer certains mécanismes. 

Entre les pages

Quelle lectrice es-tu ?

Je suis une lectrice intermittente. C’était déjà comme ça quand j’étais petite. Il y a des moments où je lis énormément. En général, quand je commence un nouveau livre, je suis à fond dedans. Là, je suis en train de lire le dernier de Jonathan Franzen (NDLR : Crossroads, Editions de l’Olivier) et ça m’obsède. En revanche, il y a des périodes où je n’arrive plus à lire. Maintenant j’ai trouvé la solution, quand je n’arrive plus à lire, je me tourne vers les mangas, je lis Naruto. Il y a 72 volumes, donc il y a de quoi faire ! Pendant longtemps, quand j’étais bloquée dans mes lectures, je pensais que je n’arriverais plus à m’y remettre alors qu’en fait il suffit de croiser le bon livre qui parviendra à nous remettre le pied à l’étrier. J’alterne donc des périodes où je lis beaucoup puis d’autres où je lis très peu. 

Cela t’arrive-t-il de lâcher des livres avant la fin ou bien termines-tu toujours tes lectures ?

Plus jeune, je lâchais certaines lectures, mais en ressentant de la culpabilité. Aujourd’hui, plus du tout ! Moi, quand j’écris mes livres, je réfléchis beaucoup à la façon d’accrocher le lecteur, à lui donner envie d’aller jusqu’au bout. Alors quand je lis certains auteurs qui visiblement n’ont pas eu cette réflexion, je n’ai pas beaucoup de scrupule à arrêter la lecture ! 

Quel est ton genre de prédilection ?

Très clairement, ce sont les grands romans modernes. Je lis aussi beaucoup de littérature américaine. J’aime les pavés.

Quel livre t’a donné envie d’écrire ?

La Comtesse de Ségur, quand j’étais petite. Parce que c’est la première fois que j’ai identifié qu’il y avait quelqu’un derrière l’écriture d’un livre. Et plus tard, c’est très clairement Les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir. Quand j’étais en 4ème au collège et que j’ai découvert cela, ça a été un bouleversement. Le fait que ce soit autobiographique, le fait qu’elle y raconte son adolescence et comment elle veut devenir autrice, j’avais l’impression qu’elle me montrait la voie. 

Quel ouvrage t’a ouvert les yeux sur le féminisme ?

Je dirais Simone de Beauvoir encore une fois. Après avoir lu Les Mémoires d’une jeune fille rangée, j’ai lu toutes ses mémoires. C’est vraiment ce qui a constitué la base de ma culture féministe. J’ai suivi son engagement politique, sa rencontre avec Gisèle Halimi, son opinion sur la guerre d’Algérie, sur l’avortement, et puis sur l’écriture du Deuxième sexe. En plus, elle a constitué pour moi une véritable source de rayonnement à travers la littérature : dès qu’elle citait ou parlait d’un ouvrage, je le lisais. Beauvoir est née en 1908, ce qui fait que les livres qu’elle a lu durant sa jeunesse, plus personne ne les connaissait quand j’étais jeune. Bref, j’ai vraiment une culture littéraire de vieille dame ! 

Quelle autrice oubliée ou méconnue souhaiterais-tu mettre à l’honneur ?

Vous la connaissez sûrement parce que je l’ai évoquée dans mon livre sur les Les Grandes oubliées : il s’agit de Charlotte Delbo (NDLR : Charlotte Delbo était une écrivaine et résistante française, membre des Jeunesses communistes, avant la guerre elle a travaillé comme assistante du metteur en scène Louis Jouvet, et en 1943, elle a été déportée à Auschwitz puis à Ravensbrück). Elle est injustement méconnue du grand public alors qu’elle est renversante. Dans la bibliothèque de ma mère, il y avait plein d’autrices et de romancières des années 70, et l’impression que ça donne c’est qu’à part Annie Ernaux, toutes les autres sont tombées dans l’oubli. Moi, j’étais super fan de Christiane Rochefort qui a écrit Les Enfants du siècle qui a été un énorme carton. Et à nouveau, elle aussi, est complètement oubliée aujourd’hui. Mais vraiment, si je ne devais en choisir qu’une seule, ce serait Charlotte Delbo et sa trilogie sur Auschwitz (NDLR : Aucun de nous ne reviendraUne connaissance inutileMesure de nos jours). Dans le dernier, elle retourne voir, des années après, les femmes avec qui elle a été déportée. Je suis fascinée par ce retour à la vie normale. C’est extrêmement fort. 

Quel livre aurais-tu aimé écrire ?

De prime abord, je pense à King Kong Théorie de Virginie Despentes. Et en même temps, j’ai pris un tel plaisir à le lire, c’était une telle claque, que l’écrire me priverait de cela. Je l’ai lu à sa parution, j’avais 26 ans. Je forçais tout mon entourage à le lire. Puis, j’ai lu plus tardivement Baise-moi et je me suis prise une bonne claque aussi quand même. 

Quel est le dernier livre qui t’a chamboulée ?

Les Presque sœurs de Cloé Korman, de la rentrée littéraire de cette année. Elle raconte l’histoire des enfants qui ont été raflés pendant la Seconde Guerre mondiale. On a cette fausse idée de croire que les familles ont été raflées ensemble, alors qu’en fait durant les premières rafles, les Allemands ne prenaient pas les enfants. L’État français s’est donc retrouvé avec un grand nombre d’orphelins et ne savait pas quoi en faire. Ceux-ci ont été placés dans des orphelinats pendant plusieurs années, avant d’être finalement déportés et gazés. Pendant, ces années à l’orphelinat, on a pris soin d’eux, on leur a donné des vaccins, on leur a donné un traitement anti-poux, jusqu’au moment où on les a mis dans des trains quand ceux-ci n’étaient plus assez remplis pour continuer vers l’Allemagne. En rédigeant son livre, Cloé a eu la même démarche que la mienne avec Honoré et moi : c’est-à-dire qu’elle a suivi la trace de ses cousines et qu’elle s’est rendue sur les lieux où elles avaient vécu. Quand j’ai travaillé sur le livre sur Balzac, je suis allée voir toutes les adresses où il avait vécu pour comparer. Elle et moi, on a cette obsession commune de chercher la trace historique dans les lieux de vie. 

Quel livre offrir à la petite Gwendoline dont l’éducation est encore à faire ?

Les Grandes oubliées, en version jeunesse, qui sortira en fin d’année 2023. Il y aura des parties inédites par rapport à la première version. Par exemple, quand j’évoque la chasse aux sorcières, là je vais reprendre et expliciter l’Histoire de la figure de la sorcière à travers les contes. Bref, ça va être bien ! 😉

Gwendoline est une femme préhistorique dans Les Grandes oubliées. Dans ton dernier ouvrage, on retrouve une autre Gwendoline et son éducation financière… C’est quoi le problème avec Gwendoline ? Pourquoi cette obsession pour ce prénom ?

Parce que personne ne s’appelle Gwendoline. Dans le livre, je ne voulais pas l’attacher à une certaine génération. Le livre est toujours rédigé au présent et il fallait donc une certaine intemporalité. Si je l’avais appelée Christine ou Léa, ça l’aurait trop attachée à une époque donnée.

Le Couple et l’argent : Pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes,
Titiou Lecoq, L’Iconoclaste, 284 pages – 21,90€

Coco & Charlie